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IA et création de contenus : Quand l’intelligence artificielle fait la Une des médias

#Startup

 

Entretien croisé avec les médias Briefstory et RapMinerz

 

Il est impossible aujourd’hui d’ignorer et de fermer les yeux sur les applications de l’IA dans la création de contenus. Selon un rapport du laboratoire d'innovation d'Europol publié cette année, 90% du contenu en ligne pourrait être généré par des IA d’ici 2026. Cette nouvelle donne est portée sur le devant de la scène par l’industrie des médias en particulier qui, elle aussi, doit composer et évoluer avec les possibilités de l’IA. Entre gain de temps et créativité, il est nécessaire de dessiner les contours de cet outil pour mieux le comprendre, identifier ses limites et maîtriser pleinement ses enjeux. A travers cet entretien croisé, Jules Dubernard et Mathieu Bertolo, qui ont cofondé respectivement les médias RapMinerz et Briefstory, deux médias qui reposent sur l’IA, partagent leurs visions et leurs usages de cette technologie.

 

Comment avez-vous été amenés à développer des projets de médias qui reposent sur l’IA ?

 

Jules Dubernard : L’idée est d’abord venue d’une envie de parler de rap. C’était vraiment le sujet qui m’intéressait à l’origine et cet angle de l’usage de la donnée et de l’IA m’a paru être un bon moyen de renouveler la création médiatique dans le rap français. Nous avons très vite compris l’intérêt, surtout de la donnée mais également de l’IA, pour traiter le rap avec des outils techniques objectifs. Maxime Benoit, mon associé, est data scientist. Quand je lui ai parlé de l’idée d’associer « rap » et « data », ces deux mots ont allumé quelque chose chez lui et depuis 3 ans, il s’y consacre entièrement. Ce projet est vraiment le résultat de notre association à tous les deux, lui m’a apporté cette expertise et de mon côté, j’avais une soif de formats. Finalement, avec RapMinerz, nous avons voulu apporter une nouvelle vision, un regard différent, dans un monde médiatique très ancré dans le commentaire subjectif, la chronique, l’avis. Il y avait beaucoup de contenus de ce genre mais assez peu de contenus qui proposaient de prendre du recul.

 

Mathieu Bertolo : Sur le plan personnel, je viens du monde des médias et si je suis passionné par la technologie au sens large, la technologie autour des données m’intéresse tout particulièrement. Ce qui nous a amenés à travailler dans l’IA, c’est d’abord un état des lieux : après plusieurs années à travailler dans les médias, je me suis rendu compte à quel point ce paysage et ses acteurs sont mouvants. Dans un océan d’informations où il est facile de se sentir noyé, nous avons eu envie d’apporter une proposition de valeur qui puisse mettre d’accord différents acteurs traditionnellement fragmentés, notamment les audiences, les créateurs de contenus et les entreprises. D’un point de vue purement technique, ce sont les perspectives données par l’IA qui nous ont intéressés. Si la donnée en général s’est fortement développée dans beaucoup d’industries, son usage reste assez naissant dans les médias. Les objets manipulés, à savoir le texte et les contenus, sont pourtant très proches de l’industrie des médias. Globalement, il y a des choses à faire qui ne sont pas encore explorées. Les perspectives sont immenses face à des technologies encore sous-exploitées.

 

En quoi les technologies de l’IA servent-elles votre projet éditorial ?

 

Jules Dubernard : Aujourd’hui, le rap est devenu tellement monumental en termes de quantité de sorties, de volume d’artistes… Ses frontières s’élargissent sans cesse et nos outils, notamment l’IA, nous permettent de l’analyser d’une manière complète, totalisante. Ce travail serait très compliqué voire impossible à réaliser “à la main”. L’IA nous permet de récupérer très rapidement des informations ciblées sur tel ou tel artiste et de faire des analyses beaucoup plus transversales, sur un temps plus long. Nous pouvons par exemple comparer ce qui s’est passé sur 20 ans de rap français et proposer une vision très large du mouvement. La base technique de notre travail est de récolter une multitude de données et de les mettre en perspective. L’IA intervient dans notre chaîne de valeur via les algorithmes que nous avons développés et qui vont travailler eux-mêmes pour créer automatiquement nos formats et déduire des résultats à partir des données. Les deux marchent ensemble.

 

Mathieu Bertolo : Nous nous focalisons sur le gain de temps dans la production avec une méthodologie pour y parvenir. Nous avons analysé toutes les actions que fait un créateur de contenus ou un journaliste et déterminé où est-ce que l’IA pouvait intervenir en posant la question : “A quel moment la machine peut permettre un gain de temps avec les contraintes d’aujourd’hui et que peut-elle faire ?” Il y a un objectif clé dans ce gain de temps, il permet aux créateurs de contenus de se consacrer davantage à la partie éditoriale et créative tout en maintenant et en développant l’audience. C’est-à-dire comment produire la même qualité qu’une rédaction mais avec moins de ressources, car dans la production de contenus, ce qui coûte cher, c’est le temps. Nous pouvons aussi imaginer de proposer un gain de valeur dans la production mais pour le moment, nous avons fait le choix du gain de temps. Il faut faire des choix et se focaliser sur des spécificités qu’il faut entraîner et améliorer.

 

Quels procédés et techniques utilisez-vous ?

 

Jules Dubernard : Aux fondements de tout, il y a la récolte de données. Un scraper récupère tous les jours des nouveaux morceaux de rap et les métadonnées associées (date de sortie, collaborateurs, pochette…) sur un site de référence, principalement Genius.com. Ces données sont stockées sur une base de données interne. Interviennent ensuite des algorithmes que nous avons créés à partir d’algorithmes en open source comme GPT-2, en les adaptant au rap pour pouvoir interroger la base de données selon plusieurs questions. Par exemple, nous avons un algorithme qui permet de trouver les mots caractéristiques d’un rappeur ou encore un algorithme qui analyse combien un rappeur se répète. Chacun de nos algorithmes nous délivre un type d’information. C’est ce que l’on appelle des requêtes. L’idée est d’essayer de trouver quels sont les facteurs, les chiffres, qui seront intéressants à partager dans nos formats. C’est à nous de trouver les règles de calcul pour créer du contenu à partir de ces données.

 

Mathieu Bertolo : Nous nous sommes fixés sur le NLP (Traitement du Langage Naturel) pour répondre à deux problèmes récurrents : la synthèse et le résumé. Nous avons créé notre template de consommation de contenus pour pouvoir proposer des histoires courtes et synthétiques sans sacrifier la lecture. L’objectif ici est de garantir un équilibre entre des histoires courtes mais avec assez de densité pour partager une information assez riche. Notre audience ne vient pas sur notre média pour avoir l’exhaustivité d’un point de vue sur un sujet. Briefstory se positionne plus comme un média de découverte mais avec une rigueur et une exigence dans la synthèse. Avec Briefstory, nous avons eu l’idée de structurer un récit avec un pattern algorithmique. Concrètement, nous avons commencé à faire des recherches avec des algorithmes en open source, notamment GPT-3 que nous utilisons pour le moment. L’idée étant de le compléter en amont avec des algorithmes de “chunking” ou “découpage” créés en interne pour que les informations que nous donnons à résumer soient plus pertinentes. Le champ des possibles est infini lorsque l’on manipule la donnée textuelle. C’est d’ailleurs une tendance dans le journalisme, le secteur réfléchit à l’impact de l’IA sur la création d’un récit.

 

Quels changements les technologies et méthodologies de l’IA induisent-elles dans vos processus de création, production et diffusion de contenus ?

 

Jules Dubernard : La première chose, évidemment, c’est le gain de temps. Que ce soit le contenu, la création ou la forme, nous aurions beaucoup de mal à assumer une production aussi conséquente. RapMinerz est présent sur son site internet mais aussi sur Instagram, Twitter, TikTok, YouTube, nous produisons de la vidéo, de l’infographie, du texte, des applications web… Nous avons eu une soif énorme de formats et de contenus que nous ne pourrions pas assouvir sans ces outils, sans ce moteur. Cela nous permet d’assumer une production courante, quasi quotidienne avec du contenu de qualité. C’est un enjeu particulièrement important, et propre à notre époque, sur les réseaux sociaux qui demandent de publier constamment pour exister et affirmer sa place. Nos infographies, par exemple, sont créées automatiquement par les algorithmes et sont revues ensuite par nous. L’IA nous permet aussi d’affirmer des choses que d’autres médias ne peuvent pas avec un angle éditorial unique qui met en lumière des choses inédites. Nous sortons des informations que nous sommes les seuls à proposer et qui sont elles-mêmes reprises par d’autres médias.

Nous utilisons également des algorithmes génératifs qui nous permettent de créer de l’art. Nous pouvons par exemple créer des visuels à partir de toutes les pochettes de rap ou encore créer des algorithmes qui rappent comme des rappeurs, etc. RapMinerz n’est pas qu’un média informatif, mais a aussi une dimension de création, de divertissement, que ces algorithmes nous permettent de proposer.

 

Mathieu Bertolo : Même s’il y a beaucoup d’automatisation et de réflexion sur comment gagner du temps, l’intentionnalité reste centrale et incompressible. Après avoir expérimenté avec les IA et observé le marché, je suis convaincu qu’il y a des choses que nous ne remplacerons pas : la sensibilité, l’arbitrage. Nous aurons toujours une exigence sur ce que nous choisissons d’exposer mais je suis aligné avec Jules sur le processus. Le gain de temps pour faire plus avec les outils d’aujourd’hui et l’exploration de nouveaux produits éditoriaux n’étaient pas possible auparavant car nous n’avions pas la même acuité qu’avec ces technologies.

 

Au-delà d’un outil d’optimisation, l’IA peut-elle être considérée comme un outil créatif ?

 

Jules Dubernard : L’IA est clairement un outil créatif puisqu’elle nourrit créativement nos idées sur des formats existants. Par exemple, nous proposons un format que nous appelons les “data interviews” et qui vient enrichir le format classique de l’interview. L’IA permet aussi la création de nouveaux formats qui sont amusants pour les gens. Nous avons développé une application de “Rappeurs artificiels”, un projet où nous avons appris à rapper à nos algorithmes. Nous sommes ici au croisement du pur divertissement et en même temps, il y a un côté informatif puisque le projet fait en quelque sorte la synthèse d’un artiste et tente de faire comprendre au public les mécaniques de création derrière sa pratique. Il y a 3 ans que nous avons ouvert, avec Maxime, cette porte magique de la donnée et de l’IA, et nous ne sommes toujours pas venus à bout de tout ce que nous voulons ou pouvons faire. C’est un puits sans fond de créativité.

 

Mathieu Bertolo : Notre positionnement, c’est de faire collaborer de la meilleure façon possible l’humain et la machine dans ce domaine-là. La créativité in fine revient au créateur de contenu, au journaliste, mais elle est décuplée. C’est comme un dialogue avec le créateur. Derrière les buzz words comme le terme “créativité augmentée”, c’est cette notion d’équilibre entre création et technologie qui doit être et rester une contrainte absolue.

 

L’IA est dans l’ADN de vos médias et de votre approche journalistique, est-ce un positionnement qui attire aujourd’hui ou faites-vous face à des réticences au sein de la filière média ?

 

Jules Dubernard : Les réactions sont quasiment toutes positives. Nous sommes arrivés dans un milieu qui ne connaît pas forcément ces technologies mais ce ne sont pas des mondes hermétiques du tout. Le milieu du rap a quand même une appétence pour le technologique. Nos interlocuteurs se sont rapidement amusés et ont été intrigués. La manière dont nous avons présenté la donnée et l’IA, de manière très visuelle, très ludique, a aussi joué dans cette réaction je pense. Ils sentent aussi très vite que nous sommes des grands amoureux du rap. Je dirais même que notre positionnement sur l’IA nous ouvre des portes auprès des rappeurs et des médias qui se prennent au jeu. Bien sûr, nous avons dû vulgariser. Nous avons un positionnement un peu scientifique assumé avec des contenus très fouillés, parfois complexes, mais l’accueil positif du projet nous a toujours poussés à continuer.

Ce qui fait aussi la différence dans notre cas, c’est que nous ne faisons pas de la presse généraliste ou de l’information. RapMinerz relève du domaine artistique et musical, nous sommes donc beaucoup moins sujets à des critiques. Alors que l’IPG (Presse d’information politique et générale), lorsqu’elle utilise l’IA, fait tout de suite face à une suspicion d’influence.

 

Mathieu Bertolo : RapMinerz est un exemple vraiment positif et génial qui montre une adéquation entre une proposition et un marché. Si l’on prend une perspective plus média et corporate, il y a une diversité d’approches et de points de vue. Tout dépend du média mais il y a de plus en plus de médias installés qui réfléchissent à l’IA. Le Pulitzer a même créé une initiative pour les journalistes qui enquêtent avec les outils de l’IA et les algorithmes. Il y a beaucoup d’enjeux de désinformation autour de l’IA avec des phénomènes comme le deep fake par exemple. Beaucoup de biais entrent en jeu quand ces sujets sont abordés, l’IA est associée au danger, alors qu’on le voit, il y a aussi beaucoup de créativité, de valeurs, de ludique même. L’émergence de l’IA est comparable à un tsunami, il faut travailler avec, nous ne pourrons pas l’éviter.

 

La question de ce que peut l’IA pour un secteur ou une industrie est souvent posée, mais à l’inverse, que peuvent les médias pour l’IA ?

 

Jules Dubernard : A travers nos métiers, nous contribuons à exposer ces technologies. Nous avons des métiers de communication et de visibilité qui permettent de vulgariser et surtout de faire découvrir - et comprendre - au public les technologies de l’IA. Avec un point d’alerte cependant, quand on parle d’IA et de journalisme : le premier regard, y compris dans les médias, c’est la crainte. Le sujet alerte et les perspectives sont assez contrastées. Notre projet permet une zone d’expérimentation très cloisonnée (le rap) avec une richesse vertigineuse de données à exploiter. Cela nous permet d’aller au bout d’un sujet en l’étirant dans tous les sens. Sur certains de nos formats, comme les rappeurs artificiels, nous participons aussi à pousser les curseurs plus loin et à défricher de nouvelles applications de l’IA, ce qui est très stimulant !

 

Mathieu Bertolo : L’IA peut révéler des choses, dévoiler des appétences créatives, elle ouvre le champ des possibles. Ce qui est intéressant avec l’initiative de Pulitzer notamment, c’est qu’elle met en perspective l’IA par rapport à la société et au contexte. Pour l’instant, l’enjeu est de découvrir les biais et les limites, parce qu’il y en a beaucoup. Pour cela, il n’y a pas de meilleur moyen pour aller au-delà des fantasmes que de tester, d’expérimenter. Être à l’épreuve du réel peut enlever des peurs. Il y a beaucoup de fantasmes attachés à l’IA, or on fantasme beaucoup sur ce que l’on ne connaît pas, donc apprendre à connaître peut révéler des choses et on peut s’y amuser.

 

Jules Dubernard : C’est vrai, qu’il y a des risques réels de perte de qualité quand on voit l’évolution du marché. Je n’ai pas envie d’un monde où on ne sait pas à qui on parle ou à partir de quoi un article est construit. Comme l’a dit Mathieu, l’équilibre est central. Il faut être là en amont et en aval pour cadrer les applications de l’IA.

 

 

A propos de Briefstory

Briefstory, un média d'histoires courtes et inspirantes, disponible sur mobile. 

 

A propos de RapMinerz 

RapMinerz est le premier data média du rap français. Son ambition : utiliser les plus récentes innovations technologiques pour offrir à une communauté de passionnés une vision approfondie et inédite du Rap Francophone.

 

 

 

 

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